L’ALLIANCE STRATÉGIQUE QUI VEUT CHANGER L’ÉQUATION ÉCONOMIQUE AFRICAINE
Les 18 et 19 novembre 2025, Libreville a vibré au rythme d’un rendez-vous à même de redessiner l’équilibre économique de l’Afrique francophone. Pour la première fois, le Forum d’affaires Côte d’Ivoire-Gabon (Faciga) a réuni ministres, investisseurs et chefs d’entreprises autour d’une conviction commune : bâtir un corridor stratégique Ouest-Centre fondé sur la souveraineté économique, la transformation locale et la montée en puissance industrielle. L’événement marque la volonté d’Abidjan et de Libreville de passer de l’amitié politique à la coopération productive et structurante.
Dès l’ouverture, le vice-président du gouvernement gabonais par intérim, Henri‑Claude Oyima, ministre de l’Économie, a donné le ton en affirmant que « le Faciga doit être un levier, pas un événement ; un point de départ, pas un aboutissement. Nos économies avancent, nos ambitions convergent ». Le message est sans équivoque : le partenariat doit générer des résultats concrets, créer de la valeur ajoutée locale et rapprocher deux modèles économiques complémentaires. Les échanges commerciaux entre les deux pays ont déjà doublé pour atteindre près de 400 millions de dollars US, mais le potentiel reste immense. Les entreprises ivoiriennes excellent dans l’agro-industrie, le BTP, les services ou la finance, dont l’exemple le plus impactant, pour l’heure, reste le rachat de la Banque internationale pour le commerce et l’industrie du Gabon (Bicig) par le groupe Atlantic Financial Group (AFG). Dans le même temps, les entreprises gabonaises offrent un accès stratégique au marché Cemac et disposent d’atouts forestiers et miniers de premier plan.
Cependant, l’enjeu central, celui qui a concentré les discussions, est la souveraineté alimentaire. Le Gabon dépend encore à 60, voire 70 %, des importations pour se nourrir. Selon le rapport 2025 de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), le pays est classé 27e importateur alimentaire en Afrique sur la période 2021-2023, avec un montant d’environ 904 millions de dollars US d’importations de denrées alimentaires. Pour un pays d’environ 2,3 millions d’habitants, le chiffre témoigne d’une dépendance structurelle coûteuse et d’une vulnérabilité majeure face aux fluctuations internationales. À l’inverse, la Côte d’Ivoire, classée 9e importateur africain avec environ 2,9 mds de dollars US est dotée de filières intégrées dans le cacao, l’anacarde, l’huile de palme, le manioc ou le café et combine importations et puissante production domestique. Elle transforme sur place, exporte, crée de la valeur ajoutée, renforce sa résilience et stabilise ses marchés. C’est précisément ce modèle que Libreville souhaite étudier et adapter à son contexte.
Le ministre ivoirien de l’Agriculture, Kobenan Kouassi Adjoumani, a rappelé les quatre piliers de la sécurité alimentaire : disponibilité, accès, utilisation et stabilité, soulignant qu’un pays ne devient souverain qu’en maîtrisant l’ensemble de la chaîne, de la production à la distribution. Cette approche holistique est précisément ce dont le Gabon a besoin pour transformer son modèle.
Au cœur du succès ivoirien se trouvent les agropôles du programme national PNIA 2, véritables écosystèmes agro-industriels qui structurent les filières vivrières et d’exportation, modernisent les infrastructures rurales, attirent l’investissement privé, professionnalisent les producteurs, industrialisent la transformation locale et améliorent la compétitivité. Le pays compte neuf agropôles opérationnels et leur extension reste un levier de croissance majeur. Engagé depuis 2023 dans une refondation économique visant 6,5 % de croissance en 2026, le Gabon veut s’en inspirer pour bâtir des chaînes de valeur dans le manioc, les tubercules, l’élevage, le cacao équatorial ou les fruits tropicaux.
Le Faciga a mis en avant des projets concrets : transformation du manioc et de l’anacarde, aquaculture, aviculture, énergie solaire pour sites agricoles, financement innovant pour PME, plateformes de commercialisation régionale, corridors logistiques. Panels, ateliers techniques et rencontres B2B ont permis de formuler des feuilles de route sectorielles.
Les chiffres de la Cnuced confèrent par ailleurs un sens aigu à cette coopération : alors que l’Afrique entière a importé pour 97 mds de dollars US de produits alimentaires sur la période 2021-2023, la dépendance du Gabon apparaît comme un handicap stratégique. Réduire la facture importée, substituer localement, transformer sur place et créer des emplois deviennent des impératifs nationaux. La Côte d’Ivoire offre un modèle crédible, testé, adaptable. Le Gabon dispose des ressources, du foncier et d’une volonté politique affirmée. Le Faciga crée la passerelle.
Ce forum marque donc plus qu’une rencontre : il ouvre une nouvelle ère. L’Afrique ne manque pas de ressources, elle manque de chaînes de valeur intégrées. La Côte d’Ivoire et le Gabon ont décidé d’en bâtir une ensemble pour faire émerger un axe économique Abidjan-Libreville capable d’entraîner toute la région.
Agropôles ivoiriens : la matrice sur laquelle le Gabon peut s’inspirer pour réinventer son agriculture
La transformation agricole ivoirienne des quinze dernières années est devenue un cas d’école en Afrique. Longtemps dépendante des aléas climatiques et des fluctuations des cours mondiaux, la Côte d’Ivoire a bâti une architecture agro-industrielle robuste, centrée sur ses agropoles, ces zones intégrées où se croisent production, transformation, logistique, financement et distribution. Ce modèle, devenu moteur de croissance et de résilience, constitue aujourd’hui une référence pour le Gabon qui cherche à accélérer sa diversification et à renforcer sa souveraineté alimentaire.
Selon le plan national agricole ivoirien (Programme national d’investissement agricole 2 – PNIA 2), neuf agropoles ont été identifiées à travers le pays sur la base de critères agroécologiques et économiques. Les agropôles ivoiriens répondent à l’ambition d’industrialiser l’agriculture à partir des territoires, de structurer les filières et de transformer localement pour créer de la valeur. Ils reposent sur un triptyque efficace : infrastructures rurales modernisées, incitations fortes au privé et mobilisation de financements hybrides. Le résultat est tangible : hausse de la productivité, montée en gamme des produits et émergence de zones agro-industrielles dynamiques.
L’agropôle du Bélier illustre parfaitement ce tournant. Dédié aux cultures vivrières, manioc et riz, il combine infrastructures d’irrigation, unités de transformation et plateformes de stockage. Son coût de développement initial est estimé entre 13 et 20 mds de F CFA, incluant l’aménagement, les pistes rurales et les premières unités de transformation. Dans le Gôh, un agropôle centré sur les fruits tropicaux, le manioc et les tubercules a permis de structurer des chaînes de valeur complètes, de la production à l’exportation en passant par la transformation semi-industrielle. L’approche est duplicable et constitue une source d’inspiration directe pour le Gabon.
Parmi les réussites phares, la filière anacarde occupe une place stratégique. Grâce à des investissements ciblés, des zones industrielles dédiées et une politique d’encadrement ambitieuse, la Côte d’Ivoire est devenue le premier transformateur mondial de noix de cajou, avec une capacité installée de 350 000 tonnes par an et une production transformée locale de 344 000 tonnes en 2024. Cette réussite démontre l’impact d’une stratégie fondée sur l’intégration locale et la valeur ajoutée. Le Gabon pourrait appliquer la même logique à ses propres potentialités : manioc, fruits tropicaux, cacao équatorial, élevage, pêche et aquaculture.
Les projets riz-manioc intégrés ont également joué un rôle déterminant, réduisant la dépendance aux importations et améliorant la sécurité alimentaire. À cela s’ajoutent les complexes avicoles régionaux, les unités de transformation de fruits et jus, les centres de stockage et les plateformes logistiques multifilières. Chaque projet suit une même philosophie : produire, transformer, distribuer.
Les coûts d’investissement varient selon les filières : de l’ordre de 3 à 10 mds de F CFA pour les complexes avicoles, de 2 à 5 mds de F CFA pour les unités de transformation du manioc, du riz et des fruits, de 0,7 à 2,5 mds de F CFA pour les centres de stockage et plateformes logistiques, ils peuvent compter de 13 à 26 mds de F CFA pour les agropoles complets.
Pour chaque franc investi, la Côte d’Ivoire récupère plusieurs fois sa mise grâce à la transformation locale, à l’emploi rural, à la fiscalité et à la réduction des importations. Le financement repose sur un montage équilibré : l’État aménage, sécurise les sites et fournit le cadre technique ; le secteur privé opère, transforme et commercialise. Ce partage clair des rôles réduit les risques et stimule l’investissement. C’est ce mécanisme que le Gabon ambitionne d’adopter dans sa stratégie de refondation agricole, en répliquant des agropoles adaptés à son territoire : manioc, banane plantain, cacao, pisciculture, maïs, ananas, aviculture, maraîchage, huile de palme durable et transformation du bois agro-industriel.
L’exemple ivoirien montre aussi que la structuration peut être accélérée avec des projets sectoriels ciblés et un suivi constant : gouvernance de filière, prix plancher, transformation locale et professionnalisation des producteurs. Pour le Gabon, ces enseignements sont précieux, en particulier dans un contexte où la dépendance alimentaire reste forte et où les ambitions de souveraineté alimentaire nécessitent des modèles opérationnels et chiffrés.
La Côte d’Ivoire démontre qu’en misant sur les territoires, la transformation locale et une gouvernance cohérente, un pays peut faire de l’agriculture un moteur de croissance. Pour le Gabon, qui cherche à bâtir de nouvelles chaînes de valeur, cette matrice constitue une opportunité structurante. L’agropôle ivoirien n’est pas seulement un modèle : c’est un accélérateur de souveraineté, un plan d’action concret pour transformer le potentiel agricole en moteur économique.

