LA TRANSFORMATION DU SECTEUR AGRICOLE AFRICAIN NÉCESSITE UNE APPROCHE HOLISTIQUE

Quels sont les défis majeurs entravant le potentiel agricole de l’Afrique? Monsieur Makhtar Diop, directeur général de lIFC (Société financière internationale, filiale de la Banque mondiale dédiée au financement du secteur privé), passe en revue les actions menées pour y remédier.

Comment l’IFC s’y prend-elle pour favoriser l’inclusion des petits exploitants agricoles dans ces chaînes de valeur?

Notre partenariat avec Nespresso est un bon exemple du type d’actions que nous menons en faveur des petits producteurs agricoles, tout comme le programme que nous avons mis sur pied en Éthiopie avec les exploitants d’orge. Pour schématiser, voici un exemple simple : un petit producteur veut exporter ou vendre à un gros producteur (qui agrège la production de différents petits producteurs). Le gros producteur vise le risque zéro. Or le petit producteur, de son côté, n’a pas forcément les ressources pour satisfaire la demande en termes de délai et de rendement. C’est là que nous intervenons : nous jouons le rôle d’interface en endossant le risque et en donnant au petit producteur les ressources nécessaires pour pouvoir satisfaire la demande.

À une tout autre échelle, nous poussons à l’installation d’unités de transformation locale dans les zones économiques dédiées, comme au Bénin ou au Togo. L’idée est d’aider les opérateurs œuvrant dans la transformation primaire à bénéficier d’économies d’échelle et d’infrastructures leur permettant d’agréger la production sur un lieu unique, pour plus d’efficacité. 

Enfin, autre point fondamental : nous essayons de pousser à l’orientation des banques agricoles, souvent sous-capitalisées et dont les investissements sont généralement essentiellement dévolus au financement des cultures de rente comme le cacao, l’anacarde ou autre. Malheureusement, on observe assez régulièrement qu’une fois que ces structures ont financé les crédits de campagne, elles ne peuvent plus financer d’autres cultures — notamment des cultures vivrières permettant une meilleure diversification de l’économie tout en favorisant la résilience des populations et leur sécurité alimentaire —, car elles ont atteint le maximum de crédit autorisé par la Banque centrale. À mon sens, il faudrait pouvoir augmenter de manière significative le capital des banques dédiées au secteur agricole tout en leur permettant de combiner leurs prêts à des instruments d’assurance adaptés à ce secteur par définition risqué, dont le risque augmente avec les changements climatiques observés ces dernières années. 

À cet effet, nous avons développé, en partenariat avec le groupe Bank of Africa et la startup Manobi Africa, l’initiative agCelerant. Il s’agit en quelque sorte d’une plateforme «d’orchestration» de chaînes de valeur qui connecte, dans le cadre de l’agriculture contractuelle à petite échelle, les producteurs avec les banques, les assureurs, les fournisseurs d’intrants et les agro-industries pour contrôler les risques, sécuriser les transactions, réduire les frictions et améliorer durablement la productivité et le bien-être des populations concernées. Grâce à cet outil, les petits exploitants agricoles et les investisseurs à plus grande échelle sont simultanément accompagnés et protégés alors qu’ils se donnent les moyens de répondre aux besoins croissants et changeants de leurs clients. À terme, nous souhaiterions intégrer l’OCP (Office chérifien des phosphates) afin que les paysans identifiés puissent bénéficier d’engrais de qualité. Cette initiative est d’autant plus intéressante et porteuse qu’elle nous permet également de travailler avec des coopératives de femmes, ce qui est très important pour nous : j’aimerais que nous mettions au point des produits encore plus adaptés pour atteindre les coopératives en masse. 

L’IFC encourage-t-elle le développement des cultures agricoles «endogènes» comme facteur de résilience face aux changements climatiques et à linsécurité alimentaire? Si oui, quels sont les programmes et les initiatives spécifiques pour le soutien de la production et de la commercialisation de ces cultures?

Je pense qu’aujourd’hui, il faut que le secteur public s’investisse beaucoup plus afin de favoriser l’obtention de davantage de financements à destination des cultures vivrières et endogènes, par ailleurs souvent opérées par des femmes. L’importance de l’agriculture vivrière pour la résilience et la sécurité alimentaire des populations n’est plus à démontrer, mais l’enjeu, aujourd’hui, réside dans l’adaptation de ces cultures au changement climatique. Or il y a très peu de recherche appliquée, de soutien et d’accompagnement pour augmenter les rendements de ces productions : pour des produits de rente comme le cacao ou des produits de l’agriculture extensive, oui; pour des cultures vivrières comme le fonio ou autre, non.

Concernant le fonio, nous sommes actuellement en train de finaliser un financement pour les actions de l’activiste social, entrepreneur et chef sénégalais Pierre Thiam, à l’origine de Yolélé Foods, une marque de fonio aux saveurs revisitées commercialisée à New York. Pierre Thiam nourrit l’ambition de faire de cette denrée ouest-africaine un substitut aux céréales courantes, en mettant sur pied une chaîne d’approvisionnement internationale. Tout comme lui, nous sommes persuadés que cette «centrale nutritionnelle» — selon ses propres mots — pourrait révolutionner la production alimentaire en Afrique grâce à ses propriétés de résistance à la sécheresse. Pour l’IFC, explorer les possibilités de soutenir le fonio et d’autres cultures africaines indigènes fait partie d’une stratégie plus large visant à développer les chaînes de valeur agricoles sur le continent, à soutenir les agriculteurs et à s’attaquer au fléau de l’insécurité alimentaire. Et c’est exactement ce que nous comptons faire en travaillant sur la chaîne de valeur du fonio, afin que Yolélé Foods ne distribue que des produits de qualité, bien transformés et livrés dans les délais et rations impartis. C’est une initiative que nous souhaiterions reproduire avec d’autres cultures endogènes comme le niébé, le mil ou encore le teff.

La difficulté, c’est que les paysans ne sont pas toujours conscients des opportunités de ce type de culture qui peut pourtant leur permettre d’améliorer nettement leur entreprise, leurs revenus, leur qualité de vie, etc. De ce fait, les chaînes de valeurs restent souvent désorganisées. C’est une problématique qui m’intéresse beaucoup, mais qui va exiger un travail important en amont au niveau des autorités, du gouvernement et du secteur public, en même temps que l’encouragement et le développement d’initiatives privées. 

Pour conclure et résumer, quels sont, selon vous, les leviers clés qui permettront de transformer le secteur agricole africain et d’en faire un moteur de croissance inclusive et durable? Quel rôle lIFC entend-elle jouer dans cette transformation?

Au niveau du secteur agricole en Afrique, nous pensons que le recours à la finance mixte permettrait d’attirer davantage de capitaux issus du secteur privé. Cela a déjà été fait dans le secteur énergétique pour permettre un meilleur accès des populations à l’énergie. Cela existe également dans le secteur agricole, mais pas à une échelle suffisamment importante, car, encore une fois, l’agriculture est un secteur extrêmement risqué. Donc, pour qu’un investisseur puisse financer un projet agricole, sachant que le retour sur investissement prend beaucoup de temps dans ce secteur et est soumis à des fluctuations de la production notamment liées au changement climatique, il faut vraiment «dérisquer» les investissements. Cela passe entre autres par une augmentation des capitaux sous forme de dons : un appel clair aux bailleurs de fonds qui, s’ils veulent combattre la pauvreté et aider les paysans — particulièrement les femmes — à être économiquement autonomes, doivent investir davantage dans l’agriculture.

Autre aspect : il faut régler la délicate question de la terre. Là-dessus, ma position est très claire : ce n’est pas petits producteurs contre grands producteurs, car le développement du secteur agricole passe par la cohabitation des deux; il faut donc trouver un cadre qui soit socialement acceptable, équitable, et qui permette de mettre en place une agriculture de grande échelle, nécessaire pour la production de masse tout en tenant compte des intérêts du petit producteur. Et ça, ce n’est pas une question facile. 

Troisièmement : il faut intensifier fortement l’irrigation dans les zones arides, particulièrement les pays de la bande du Sahel, pour sécuriser la production. 

Quatrième point : il faut développer la formation des paysans, et si possible dans les langues nationales, pas nécessairement en français. Un bon exemple est l’alphabétisation fonctionnelle des paysans dans le bassin de production cotonnière du Sénégal qui a permis à ces derniers d’apprendre à gérer la comptabilité de base pour leurs petits lopins de terre. Des initiatives de ce type permettent aux paysans d’être plus autonomes et plus efficaces, et je pense sincèrement qu’il faut les pousser le plus loin possible en termes de formation.

Le développement de semences de qualité par le biais du secteur privé est aussi un levier clé de la transformation du secteur agricole africain en cela qu’il améliore la qualité de la production. Il y a de très bonnes initiatives dans ce domaine au Nigéria, mais c’est assez inégal selon les zones du continent. C’est une filière qui a globalement besoin d’être renforcée. 

Avoir davantage d’investisseurs institutionnels permettrait également de stimuler le secteur agricole, car ces investisseurs sont généralement plus patients en termes de retour sur investissement. 

Enfin, il y a la question humaine, ou comment attirer la jeunesse aux champs et éviter l’exode rural vu que tous les jeunes ont tendance à déserter la campagne pour aller en ville. C’est par exemple particulièrement flagrant en Côte d’Ivoire. Une situation d’autant plus déplorable que la plupart du temps, le revenu que ces jeunes gens gagnent en travaillant dans le secteur informel en ville est bien inférieur à ce qu’ils auraient pu gagner s’ils étaient restés au village. Je pense donc qu’il est important de développer les villes secondaires et de les doter d’infrastructures et de services permettant de «garder» la jeunesse près des champs. 

Aujourd’hui plus que jamais, il est nécessaire d’adopter une approche holistique, car tout et tout le monde est (inter) connecté.

Source : Forbes

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