COMMENT LES ENSEIGNES DE GRANDE DISTRIBUTION TRANSFORMENT LES PAYSAGES URBAINS
Libreville change. Lentement mais sûrement. Depuis quelques années, de nouveaux visages urbains émergent, plus modernes, plus dynamiques, portés par un phénomène discret, mais structurant : l’expansion des enseignes de grande distribution et la multiplication des complexes commerciaux. Dans un contexte où la ville peine souvent à offrir une lecture claire de son développement, les nouvelles constructions commerciales contribuent à une recomposition visible du tissu urbain, notamment dans des quartiers autrefois marginaux ou sous-exploités. Ce mouvement, encore embryonnaire par rapport aux grandes métropoles africaines, marque un tournant stratégique. Il s’agit moins de simples espaces de consommation que de véritables moteurs d’urbanisation, de modernisation et d’attractivité.
Trois Quartiers, Nzeng-Ayong, Okala, Ntoum : la revanche des quartiers périphériques
Longtemps perçus comme de simples zones de transit ou de relégation urbaine, certains quartiers de Libreville connaissent aujourd’hui une nouvelle jeunesse grâce à l’arrivée de nouveaux édifices commerciaux. C’est notamment le cas de Trois Quartiers qui accueille depuis peu des immeubles à usage mixte et des centres de services structurés. Sans héberger de grandes enseignes alimentaires des plus connues, ce secteur s’est rapidement transformé, porté par la réhabilitation de bâtiments, de cafés, ou encore de boutiques de mode. Le quartier devient fréquentable à toute heure, gagne en sécurité et voit ses trottoirs se repeupler.
Même dynamique du côté de Nzeng-Ayong, Okala, Bikélé et désormais Ntoum, où des complexes intégrant supermarchés, commerces de proximité et parkings ont émergé. Ces édifices, construits selon des normes architecturales plus cohérentes et modernes, contribuent à offrir une image plus lisible et plus structurée de la ville. Ils influencent également le comportement des habitants qui intègrent ces espaces dans leur quotidien, modifiant de facto la perception même qu’ils ont de leur quartier.
Cette évolution ne repose pas uniquement sur l’action de la puissance publique. Au contraire, ce sont les opérateurs privés qui portent une grande partie de cette transformation. Des groupes comme Prix Import/Carrefour ou Ceca-Gadis, ou des promoteurs indépendants, investissent dans des pôles commerciaux multiservices, souvent en partenariat avec les banques locales et les autorités municipales, pour sécuriser le foncier et les autorisations. Le modèle économique repose sur des flux stabilisés de consommation, une densité urbaine croissante et une classe moyenne émergente, en quête de confort, de sécurité et de produits formels. Les coûts d’investissement restent cependant élevés, allant jusqu’à 4 à 6 mds de F CFA pour un centre de taille moyenne, mais les retombées sont tangibles : une meilleure structuration du commerce local, une montée en gamme des prestations proposées et un début de formalisation du tissu économique informel.
Entre effets d’entraînement et valorisation foncière
L’installation de ces centres commerciaux génère un effet d’entraînement sur tout l’environnement immédiat. Les terrains situés autour de ces nouveaux pôles voient leur valeur grimper. Dans certaines zones comme Okala ou Agondjé, les loyers ont augmenté de 10 à 20 % entre 2022 et 2024, selon des sources autorisées, en grande partie grâce à l’arrivée de nouveaux édifices commerciaux.
Cette attractivité nouvelle favorise l’implantation d’autres activités : stations-service, agences bancaires, pharmacies, petits restaurants, services de livraison. À Okala, par exemple, un complexe commercial ouvert en 2023 a permis l’installation de 22 nouvelles activités dans son périmètre immédiat, selon des données croisées des autorités municipales et des promoteurs. Ces externalités positives encouragent également les collectivités à améliorer les infrastructures routières, l’éclairage public ou encore la collecte des déchets, participant ainsi à une dynamique de modernisation urbaine.
Ces pôles commerciaux réduisent la pression sur les centres-villes historiques, fluidifient les flux de transport et offrent des services de proximité à des zones qui en étaient jusqu’alors dépourvues. C’est l’un des objectifs du Plan national de développement du territoire (PNDT 2024–2026), qui préconise une urbanisation multipolaire et un meilleur maillage du territoire.
Dans ce sens, l’exemple du Douala Grand Mall au Cameroun, ou du Playce Marcory en Côte d’Ivoire, offre une source d’inspiration : ces centres ont non seulement renforcé l’image moderne des villes qui les abritent, mais aussi structuré des quartiers entiers autour d’eux. À Libreville, bien que les projets soient de plus petite envergure, pour le moment, la logique est similaire : créer des centralités secondaires autour desquelles gravitent emploi, consommation et services.
Un autre apport non négligeable concerne l’emploi local. Même si les grands groupes automatisent certains services, chaque ouverture d’un centre de moyenne taille génère entre 50 et 150 emplois directs, selon les informations recueillies auprès de Prix Import. À cela s’ajoutent les centaines d’emplois indirects créés dans la construction, la sécurité, la logistique ou encore la restauration.
Les petits commerçants locaux, quant à eux, ne sont pas toujours relégués. Bien au contraire, plusieurs initiatives ont vu le jour pour intégrer des artisans, des vendeurs de produits locaux ou des services communautaires (coiffure, couture, téléphonie) au sein même des galeries marchandes, assurant ainsi un ancrage dans l’économie locale. Le défi reste néanmoins de garantir un équilibre entre modernité et accessibilité, pour éviter l’exclusion de certains groupes sociaux.
Tout n’est pas parfait certes. Les autorités doivent encore harmoniser les politiques foncières, garantir une accessibilité inclusive à ces nouveaux espaces et éviter que ces poches de modernité ne se développent en silos. Mais l’urbanisme par le commerce est bel et bien à l’œuvre, même si les acteurs n’en utilisent pas toujours le vocabulaire.
Il reste désormais à planifier sur le long terme. En intégrant les zones commerciales dans les plans directeurs d’urbanisme, en généralisant l’approche mixte (commerces, logements, services publics) et en renforçant la connectivité des quartiers à ces nouveaux centres, le Gabon peut sans aucun doute transformer l’essai.
Les nouvelles enseignes de distribution et les édifices commerciaux qui apparaissent à Libreville, Port-Gentil, Owendo ou Ntoum sont bien davantage que de simples lieux de consommation. Ce sont des briques structurantes de la ville de demain, des catalyseurs d’emploi, de modernité et de mieux-vivre urbain. En redonnant vie à des quartiers longtemps oubliés, en structurant l’espace et en créant des dynamiques économiques durables, ils participent à une reconquête optimiste de la ville.