MONNAIE ÉLECTRONIQUE EN ZONE CEMAC : CETTE RÉVOLUTION SILENCIEUSE QUI REDÉFINIT L’ÉCONOMIE
En quinze ans à peine, la monnaie électronique s’est imposée comme une révolution silencieuse en Afrique, redéfinissant l’accès aux services financiers et bouleversant des économies où la bancarisation formelle plafonne depuis des décennies. De M-Pesa au Kenya à Wave au Sénégal, le modèle s’est diffusé à grande vitesse, jusqu’au cœur de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac), espace pourtant réputé pour la prudence de ses régulateurs. Dans cet écosystème encore en consolidation, où la BEAC entend reprendre la main sur l’intermédiation financière, le mobile money oscille entre opportunités d’inclusion, convoitises fiscales et enjeux de souveraineté monétaire. La récente suspension des activités de MoneyGram dans la région, sur fond de repositionnement stratégique vers les stablecoins, illustre combien l’avenir du numérique financier en Afrique centrale ne peut se penser qu’en équilibre entre innovation et régulation.
Il faut dire que le mobile money n’est plus une curiosité technologique. Il s’est imposé comme un outil du quotidien pour des millions de ménages africains. À l’échelle du continent, fin 2023, la GSMA recensait près de 800 millions de comptes enregistrés, soit plus du double de la population européenne. La valeur des transactions avoisinait les 912 mds de dollars, équivalent au PIB cumulé de pays comme le Nigéria et l’Afrique du Sud réunis. Dans cette dynamique, l’Afrique centrale avance à un rythme particulier, plus lent qu’en Afrique de l’Ouest certes, mais désormais plus soutenu qu’il y a encore cinq ans.
Le Cameroun et le Gabon tirent la locomotive en zone Cemac. Selon la BEAC, les transactions de monnaie électronique dans l’ensemble de la sous-région ont dépassé les 23 000 mds de F CFA en 2023, contre 7 000 mds en 2019. Le Gabon, avec une population pourtant limitée, affiche des ratios impressionnants avec plus de 3,2 millions de comptes actifs pour 2,4 millions d’habitants, ce qui illustre l’importance de la multi bancarisation numérique. Les dépôts et retraits restent dominants, mais les paiements marchands et les transferts internationaux connaissent une progression rapide, sous l’impulsion de GimacPay, l’application d’interopérabilité régionale lancée par le Groupement interbancaire monétique d’Afrique centrale (Gimac).
Cette dynamique transforme structurellement les usages. Commerçants de quartier, transporteurs, jeunes entrepreneurs, tous utilisent désormais les services de transfert mobile comme une « banque du peuple ». Dans des pays où à peine 20 % de la population dispose d’un compte bancaire traditionnel, la monnaie électronique a permis d’accélérer l’inclusion financière et de fluidifier l’économie informelle. La GSMA estime ainsi que l’argent mobile a contribué à hauteur de 4,5 % au PIB de l’Afrique subsaharienne en 2023, et la tendance en Cemac est similaire.
Entre régulation et fiscalité : un équilibre encore fragile
Cette montée en puissance ne pouvait laisser la Banque des États de l’Afrique centrale indifférente. Au contraire, depuis 2018, la BEAC a encadré les opérateurs de monnaie électronique avec un régime d’agrément strict et des exigences de conservation des dépôts. Son ambition est de repositionner la monnaie électronique non comme une activité périphérique, mais comme un pilier de l’intermédiation financière régionale, complémentaire aux banques. Dans cette optique, l’institution pousse l’interopérabilité par l’intermédiaire de GimacPay et réfléchit à l’introduction d’un e-CFA, une forme de monnaie digitale de banque centrale.
Mais cette régulation pose la question délicate de la fiscalité. Faut-il taxer un service qui sert d’accélérateur d’inclusion financière au risque d’en briser l’élan ? Le débat traverse d’ailleurs tout le continent. Le Sénégal, pionnier de l’Ouest africain, vient d’adopter une taxation du mobile money : 1 % sur chaque transaction de transfert réalisée par des personnes physiques ou morales disposant d’un code marchand, et 0,5 % sur les transferts d’argent entre particuliers. L’objectif affiché du gouvernement Sonko est de mobiliser 230 mds de F CFA en trois ans pour réduire un déficit budgétaire estimé à 14 % du PIB. Mais la mesure suscite de vifs débats entre opérateurs et associations professionnelles qui dénoncent un risque d’« étouffer un secteur en croissance » et de renvoyer les usagers vers le cash. L’Asepame a d’ailleurs proposé une alternative consistant à taxer les revenus des opérateurs plutôt que les volumes de transactions, une approche jugée plus saine pour préserver l’assiette fiscale.
Ce cas sénégalais suscite une attention particulière de la part de la Cemac. Dans une sous-région où l’expansion de la fiscalité représente déjà un défi, il est compréhensible que l’idée d’utiliser la monnaie électronique comme une nouvelle source de revenus attire des considérations. Mais taxer l’usage, c’est prendre le risque de freiner un levier majeur d’inclusion et de digitalisation de l’économie. Les régulateurs centrafricains devront arbitrer entre besoin de recettes publiques et impératif d’innovation.
Entre intégration régionale et nouvelles technologies
Au-delà des chiffres, l’enjeu est aussi géopolitique. La BEAC souhaite éviter que l’écosystème de la monnaie électronique ne devienne un champ totalement dominé par les géants privés, qu’ils soient télécoms africaines ou fintechs internationales. Le lancement de GimacPay répond à cette logique de souveraineté en offrant une plateforme régionale d’interopérabilité capable de concurrencer les solutions importées. Mais la route reste longue : la faible interconnexion des systèmes, la disparité réglementaire et la méfiance persistante des banques freinent encore l’intégration.
Les perspectives sont pourtant prometteuses. Les transferts transfrontaliers en monnaie électronique pourraient réduire drastiquement les coûts pour les diasporas et fluidifier le commerce intra-africain. L’émergence de produits adossés à la blockchain, comme les stablecoins, ouvre aussi des horizons nouveaux, bien que risqués. C’est dans ce contexte que s’inscrit la décision de MoneyGram, acteur historique du transfert d’argent, de suspendre ses activités en zone Cemac, enfin… dans certains pays. Derrière ce retrait, la firme américaine veut bâtir sa nouvelle application autour des stablecoins, ces actifs numériques censés allier rapidité et stabilité. Un virage qui souligne que la compétition ne se joue plus seulement entre banques, télécoms et fintechs locales, mais désormais aussi entre architectures monétaires traditionnelles et innovations crypto.
L’Afrique centrale, longtemps en retrait, n’a donc plus le luxe de l’attentisme. Le mobile money s’y est imposé comme une infrastructure vitale, indispensable à la vie quotidienne et aux échanges économiques. Mais son avenir dépendra de la capacité des régulateurs à conjuguer inclusion et stabilité, innovation et souveraineté. Dans un contexte où la monnaie tend à se dématérialiser, la Cemac se trouve à un carrefour : souhaite-t-elle observer passivement cette révolution ou bien prendre les rênes et devenir actrice de ce changement ?